
Autrefois, les apothicaires fabriquaient la thériaque.
Ce fameux remède était une panacée universelle, particulièrement recherchée au temps des terribles épidémies qui ravageaient l’Europe.
Dans les grandes villes, elle était préparée une fois par an, en grande pompe et en public.
Aujourd’hui, la nouvelle thériaque susceptible de sauver le monde s’appelle Solution Hydro-Alcoolique. Comme au temps jadis, une pharmacie la fabrique à la vue de tous et dans la rue. La scène ne se déroule ni au Moyen-âge, ni à Calcutta, mais bien aujourd’hui, en plein cœur de Paris, rue Mignon, dans le 6ème arrondissement.
L’alcool nécessaire est livré par cuves de mille litres (Journal de la santé, France 5, 14/04/2020) et la production de SHA atteint les dix mille litres par jour !
Ce gigantesque trafic d’alcool se passe, nous l’avons vu, dans une rue fermée à la circulation et en plein air pour « des raisons de sécurité » (sic). Depuis leur balcon, les riverains confinés apprécieront… La production est ensuite conditionnée dans des « cubis » de cinq litres, initialement destinés au conditionnement de la piquette premier prix vendue en grande distribution. « A la guerre comme à la guerre ! La fin justifie les moyens ! » me dira-t-on. Il n’empêche que les sacro-saintes « Bonnes Pratiques de Fabrications » ont échoué dans les caniveaux de la rue Mignon…
J’ai moi-même cherché une parade à la pénurie de gel hydro-alcoolique. Avant même que la formule ne soit médiatisée, je me suis prudemment lancé dans la préparation de la SHA validée par l’OMS. J’ai même ajouté quelques gouttes d’huile essentielle de Tea tree pour personnaliser ma formule.
Un premier décret est venu confirmer que j’avais pris le bon chemin. Un texte qui m’autorisait à réaliser la préparation dans mon officine. Tiens ? Je croyais naïvement que mon diplôme, chèrement acquis, m’y autorisait de facto. Une préparation officinale dont la réalisation, soit dit en passant, est techniquement à la portée d’un enfant de sept ans. C’est quand même un peu vexant. A-t-on jamais sorti un décret autorisant un boulanger à faire son pain artisanal ?
Et puis, un second décret est venu encadrer le prix de la SHA que j’étais heureux de pouvoir proposer sans délai à des clients inquiets. S’il est parfaitement légitime d’étouffer dans l’œuf l’appétit des gourmands, je reconnais avoir mal reçu ce nouveau texte teinté d’un a priori dérangeant. Je rappelle que je suis titulaire d’une officine de pharmacie et que je ne vends pas n’importe quoi à la sauvette ou sur Internet à n’importe quel prix. « Nous sommes en guerre » a déclaré le Président de la République. Là encore, je croyais naïvement qu’il s’agissait avant tout de protéger les populations contre l’ennemi invisible ; ce que je me suis employé à faire sans attendre. Il faut manifestement les protéger aussi contre la vénalité légendaire du pharmacien.
Le coup de grâce est arrivé par le biais des contrôles de DGCCRF priant les pharmaciens de justifier, je cite, du prix de vente (tickets de caisse) ainsi que le nombre total des solutions hydro-alcooliques vendues et celles en vente actuellement dans leurs pharmacies, par type de contenance. Mais aussi de fournir factures et bons de livraison relatifs à ces produits. En outre, il n’y a pas un prix unique au litre mais plusieurs niveaux de tarification et pas moins de deux taux de TVA applicables selon la nature du produit vendu ! Quand les Chinois montent en quelques jours un hôpital complet ex nihilo, la mythique administration française réussie à monter une usine à gaz tarifaire en un clin d’œil.
Voilà où passent le temps et l’énergie des pouvoirs publics, incapables depuis de trop nombreuses semaines de produire eux-mêmes ou de réquisitionner, rationnaliser et optimiser la production d’une seule goutte de gel ou de SHA. Idem pour les masques.
Il y a peu, j’ai recommandé un petit bidon d’alcool pour continuer à préparer ma propre SHA ; nous sommes très loin des mètres cubes déversés quotidiennement à Paris. Bien que l’ayant payé comptant, le précieux liquide a, paraît-il, été détourné vers les hôpitaux ; je n’ai donc pas été livré. Frustré et déçu sur le moment, je m’en réjouis aujourd’hui : plus d’alcool, plus de SHA, plus de stock, plus de vente, plus de TVA ; bref, plus de problème ! Car je n’ai pas fini d’écrire mon billet d’humeur que j’entends déjà derrière moi les pas des contrôleurs assermentés. Ils viennent me coller dans le dos les étiquettes de profiteur et de fraudeur en puissance. Pourquoi ? Parce qu’avec mes quelques gouttes de SHA, j’ai modestement contribué à éteindre le grand incendie à la manière du petit colibri.
Amer et découragé, je jette l’éponge et laisse mon confrère parisien poursuivre son théâtre de rue.
J’en connais au moins un qui ne s’en plaindra pas.
Je suis même devenu, bien malgré moi, son nouvel ami et allié : on l’appelle Coronavirus !
A. NALEPTICO
PS : éteindre un incendie avec de l’alcool reste évidemment une métaphore. D’autant plus que les colibris ne tiennent pas l’alcool, c’est bien connu !